Denain prend timidement naissance sur la rive gauche de l’Escaut. Zone d’invasion, son territoire est régulièrement mis à sac par des hordes de Gaulois, de Gallo-Romains, de Francs et de Mérovingiens. Au VIIIème siècle, les quelque 400 autochtones voient s’élever une abbaye de dames chanoinesses dirigée par l’abbesse sainte Remfroye. C'est la proximité immédiate, à l'époque, du confluent de la Selle et de l'Escaut et la présence d'une source qui devait devenir miraculeuse (on dit qu'elle guérissait les mots des yeux), qui ont déterminé le choix de l'emplacement sur lequel fut bâtie l'abbaye de sainte Remfroye, l'une des dix filles de la reine, nièce de Pépin le Bref et d'Aldebert, comte d'Ostrevent. Cette abbaye devait pendant plus de mille ans (764-1794) présider aux destinées du petit village de Denain. Au IXème, les manuscrits évoquent le village sous le nom de « Donnum » qui se transformera au XVIème siècle en « Dennaing » puis au siècle suivant en « Denain ».
Comme bien d’autres villages, Denain va être pendant des siècles la proie d’incursions ravageuses qui vont terroriser et décimer les populations. Empêtrée dans une longue guerre de succession d’Espagne ouverte depuis 1702, la France de Louis XIV est au bord du gouffre. Face aux troupes austro-hollandaises du prince Eugène de Savoie, le maréchal Villars remporte une brillante victoire à Denain le 24 juillet 1712. La France est sauvée à la grande joie du Roi Soleil.
Aux premières lueurs du XIXème siècle frémissant, Denain offre la physionomie d’un gros bourg rural de 900 âmes dont la vie s’organise essentiellement autour du clocher Saint-Martin au rythme des prières et des travaux des champs. Par un incroyable coup de chance, à quelques enjambées de sa tour de guet de pierre blanche, est extrait en pleins champs le 30 mars 1828 du charbon gras qui reposait, tapi, dans les entrailles des terres jouxtant celles du chapitre des dames chanoinesses. La fosse est baptisée « Villars » en l’honneur du vainqueur du fait d’armes du 24 juillet 1712. Dès lors, la quiétude des villageois est rompue à la cadence des coups de pic des mineurs de fond perlant de sueur, employés à la mise en exploitation de nouveaux gisements de houille.
Entre 1828 et 1853, quinze fosses voient le jour sur le territoire de la commune sur lequel surgissent terrils, chevalements et corons. Près de 1 800 gueules noires se donnent du cœur à l’ouvrage pour transformer les gaillettes de charbon en pépites d’or noir au bénéfice des comptes de la compagnie des mines d’Anzin. Tel un subtil écheveau, le cours de l’histoire locale se torsade au gré des liens puissants noués avec les industries sidérurgique et métallurgique qui s’entrecroisent avec ceux tissés par l’industrie minière.
Denain fonde alors sa fortune sur les retombées économiques que lui procure la fabrication de l’acier. Stimulé par la présence des veines de charbon, Pierre-François Dumont parvient, non sans peine, à donner naissance en 1837 à la première usine à fer appelée les Forges de Denain implantées sur le territoire de la commune qui voit se dresser la silhouette de son premier haut fourneau. Au rythme des coulées de fonte, le firmament denaisien se teinte alors de panaches de fumées âcres qui ne vont cesser de grossir à chaque étape du décollage industriel de la ville tout en l’affublant de l’étiquette de « cité feumière ».
A la faveur des eaux tranquilles de l’Escaut niché au cœur de la gare d’eau baptisée le « Rivage » et d’un modeste service de péniches halées par de robustes chevaux de trait, d’autres hauts fourneaux vont hérisser, haut et fort, leurs tuyaux de cheminées de brique rouge qui vont faire les beaux jours de la Société des Hauts Fourneaux et Forges de Denain-Anzin. Le paysage se vulcanise au gré des décennies.
En 1844, un apprenti chaudronnier devenu, au fil des années, directeur puis associé, Jean-François Cail, fait construire à Denain une succursale de la société Derosne-Cail dont la direction est confiée à son frère Jacques. Cet atelier de constructions mécaniques se spécialise dans la fabrication des appareils de distillation pour les sucreries puis dans la construction des chaudières de locomotives. Son savoir-faire de noble facture est récompensé à maintes expositions universelles en même temps que la société s’évertue à diversifier ses gammes de production orientées ver la mécanique générale, la chaudronnerie voire l’armement. L’histoire retiendra la réalisation de véritables chefs d’œuvre d’orfèvrerie que chaque touriste averti peut toujours admirer notamment à Paris au pont d’Arcole, au pont Alexandre III ou encore à la tour Eiffel.
Après la disparition de Jean-François Cail suivie du changement de raison sociale en une Société Fives Constructions Mécaniques (S.F.C.M.), les carnets de commandes sont remplis. Le succès de l’entreprise constitue un formidable détonateur de la mutation de la ville de Denain par son empreinte foncière de plus de 58 000 m2 et par le poids de sa masse salariale de près de 4 000 salariés à l’orée du XXème siècle.
Un maillage ténu du réseau ferroviaire désenclave son accès au profit du commerce local extrêmement florissant. Grouillante comme un essaim d’abeilles, dans un fracas d’apocalypse aux sonorités d’airain émises par le ventre des usines, la vie citadine s’égrène au rythme des cadences infernales passées au travail et entrecoupées de moments de grande convivialité partagée au sein de moult sociétés folkloriques. Une ambiance qui invitera, sur une musique de Pierre Gillot, le poète-mineur Jules Mousseron à faire l’éloge des « Enfants de Denain » dont voici le refrain :
Chantons les enfants de Denain
Toujours joyeux, malgré leur peine !
Ils ont le travail pour parrain,
Ils ont la gaîté pour marraine !
Pour le travail et pour l'entrain,
Vivent les enfants de Denain !
Aux premières pages de l’album du XXème siècle, une citadelle industrielle à forte connotation ouvrière s’est dressée tous azimuts dans le paysage denaisien maculant son horizon de mille cheminées crachotant de voluptueux panaches de fumée. La prospérité coule à flots à l’instar de l’acier en ébullition dans les énormes cornues. Denain profite de cette croissance industrielle pour encourager le financement de ses équipements publics. La voie du modernisme et de l’embellissement urbain est portée au pinacle par une municipalité résolument progressiste. Le pavage des rues et des trottoirs en gré platine est généralisé ainsi que l’électrification de l’éclairage public. Le réseau de distribution d’eau potable est un élément de confort apprécié de la population, laquelle se réjouit de bénéficier dorénavant d’un service d’enlèvement des boues et immondices. Un hôtel des postes, des écoles en nombre dont une école pratique de commerce et d’industrie sont quelques jalons parmi tant d’autres de cette ambition municipale. Luxe suprême, un établissement de bains voit le jour équipé d’une piscine, de baignoires, de douches, d’une salle de sudation et même de bains de vapeur. Période faste où les Denaisiens apprécient les charmes insoupçonnés de leur ville en pleine mutation. Ils goûtent également aux petits riens de la vie quotidienne lors des ducasses de quartier ou de l’incontournable carnaval à la grande satisfaction des brasseurs de bière. La population se frotte les mains, le cœur léger, au moment des festivités du bicentenaire de la bataille de Denain en 1912 ou encore en 1913 lors de l’édification de la statue équestre du héros de ce fait d’armes de portée nationale. Mais un copeau de limaille de fer va enrayer le ressort du sablier de l’histoire denaisienne.
Lorsque le 28 juin 1914 à Sarajevo en Serbie, des coups de feu assassins abattent à bout portant François Ferdinand de Hasbourg et sa femme Sophie, rares sont ceux à Denain qui imaginent que se noue, à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux, la pire des tragédies humaines. Hélas, par le jeu mécanique des alliances internationales, les états du Vieux Continent sont aspirés, les uns après les autres, dans un engrenage implacable les conduisant à prendre part à la Première Guerre mondiale. Au cœur de l’été 1914, avec l’arrivée des casques à pointe des Uhlans, l’horizon denaisien s’obscurcit de sombres nuages gonflés de souffrances et de malheur. Pendant quatre longues années, l’éphéméride du chef-lieu de canton est griffonné, page après page, des affres d’une occupation subie et honnie de tous.
La libération de Denain se produit le 19 octobre 1918. Le lendemain les troupes alliées sont passées en revue au pied du socle en pierre, veuf de son emblématique statue en bronze du Maréchal Villars, enlevée, morcelée aux ateliers de la SFCM puis acheminée en Allemagne pour y être fondue. Le jour même, en présence du prince de Galles et de l’état-major canadien, une messe est donnée en l’église Saint-Martin pleine à craquer. Le public vibre au son poignant des splendides orgues du XIXème siècle en formulant le souhait de ne plus jamais connaître pareille horreur.
Quelques jours plus tard, Denain reçoit le 10 novembre 1918 la visite-éclair de Raymond Poincaré, Président de la IIIème République. Il découvre une ville spoliée de fond en comble. C’est un spectacle de désolation absolue dont le chef de l’Etat est le témoin impuissant : habitations éventrées par les obus et tissu urbain alvéolé des dégâts des bombardements ennemis. Le patrimoine industriel local en porte les stigmates les plus calamiteux : inondations des puits de mine, chevalements dynamités, hauts fourneaux mis hors service, machines-outils pillées, bâtiments dépecés, incendie des stocks de bois… la liste est longue, trop longue pour être exhaustive.
Lorsque l’armistice est signé, le lendemain 11 novembre 1918, chacun aspire au retour à une paix durable. Pour l’heure, la ville pleure la perte de ses enfants morts au champ
d’honneur. Meurtrie dans sa chair par quatre années d’occupation, la ville de Denain va panser ses plaies purulentes au terme d’une cure de reconstruction qui va demander plusieurs années de patience. Sans relâche, quoique d’un pas mesuré, le tissu économique se tricote de maille en maille. En 1922, l’usine S.F.C.M. (ex-Cail) compte 3 500 ouvriers et a retrouvé 90 % de sa production de 1914. En quelques années ses effectifs flirtent avec les 5 500 ouvriers et la production annuelle explose de plus de 40 % les seuils d’avant-guerre. De même, les Forges de Denain-Anzin décuplent leurs efforts pour revenir puis dépasser le niveau de production et de recrutement d’avant-guerre. L’essor est réel avant d’être infléchi par la crise mondiale dont les effets se font sentir dans les années trente, et plus lourdement au moment du Front Populaire.
Tel le Phénix, toute chamboulée, la ville de Denain renaît de ses cendres à la faveur d’une croissance économique boostée par une fringale de consommation au cours des années folles. Une urbanisation effrénée à forte empreinte industrielle fige structurellement, dans un corset rigide, ses contours urbains.
En 1929 un krack boursier ébranle les fondements économiques de l’Oncle Sam. Par ses effets de dominos, la crise devient mondiale et ruine, au passage, les assises de la prospérité de nombreuses nations. En quelques années le chômage progresse à une allure qu’aucun plan de redressement n’endigue. En Allemagne, le pays connaît une banqueroute totale permettant à Hitler d’accéder, de façon démocratique, aux commandes suprêmes de l’Etat. Par à-coups successifs, le chancelier se mue en führer en même temps qu’il contraint son peuple à la Seconde Guerre mondiale. Si la « drôle de guerre » marque, à Denain, le début des hostilités, au cours de l’été 1939, la désillusion plonge dès mai 1940 ses habitants dans une grande torpeur. A nouveau l’occupation avec son cortège d’avanies devient le lot ordinaire de toute population qui va vivre à l’heure de Berlin. Le 2 septembre 1944, les troupes alliées libèrent la ville.
Après la libération, le pays exsangue sur le plan humain et économique retrousse ses manches avant de connaître à nouveau les effets de la croissance. Après une période de vaches maigres, le pays se sent pousser des ailes durant la période des Trente Glorieuses. Denain se métamorphose à nouveau en une ruche d’entreprises et de commerces. En 1948, les Forges de Denain-Anzin se transforment en U.S.I.N.O.R. pour devenir un leader dans la production sidérurgique. La S.F.C.M. (ex-Cail) connaît son apogée. A Denain, les embauches par milliers, surtout dans l’industrie lourde, gonflent le moral de ses concitoyens. On construit aux quatre coins de la ville pour répondre à une explosion démographique. Le cap des 30 000 habitants est atteint au début des années 60. Usinor bat son record avec plus de 2 000 000 tonnes d’acier en 1962. La ville a le vent en poupe dopée par des indicateurs au beau fixe. L’embellie se fracasse en 1978 à l’annonce brutale de plusieurs milliers de licenciements à Usinor. Dans la foulée, quelques années plus tard, les anciens établissements Cail mettent la clé sous la porte. Les Houillères se désengagent à leur tour dans l’ensemble du bassin minier. L’ardoise du passif pour la ville provoque un coup d’arrêt immédiat à son expansion. Sur son territoire se développent des champs de friches industrielles désertées par les investisseurs. Le déclin économique s’accompagne d’un exode de sa population qui passe sous la barre des 20 000 habitants.
Denain a du mal à faire table rase de son passé industriel. Les spectres d’Usinor et de Cail vont hanter pendant plus de trente années l’imaginaire de tout un pan de la population et vont constituer un frein redoutable aux initiatives de redressement économique. Il faut attendre d’accoster sur les berges du IIIème millénaire pour qu’enfin l’espoir renaisse. La première décennie du XXIème siècle amorce un nouveau départ vers une requalification tant attendue des friches industrielles et une dynamisation savamment encadrée de l’espace urbain. Denain relève peu à peu la tête. Si, en 1712, la bataille de Denain a sauvé la France d’un redoutable péril, trois cents ans plus tard la ville livre encore d’autres batailles pour assurer son salut.